Georges Peignot

Les Cochin

IL A BIEN FALLU SE FAIRE UNE RAISON : l’Art Nouveau a vécu. Georges lu même l’a reconnu en présentant vers 1910 le Bellery-Desfontaines, un caractère de fantaisie de haut de gamme dont toute forme végétale est exclue. Il cherche son nouveau caractère de labeur, car le Grasset lui-même s’essouffle. Curieusement c’est dans les gravures du XVIIIème siècle qu’il trouve son inspiration. Écumant les bibliothèques à la recherche d’un style, il s’est aperçu du grand nombre de textes rédigés par des graveurs, qu’il s’agisse de fables, chansons, atlas, traités d’architecture etc. Les graveurs de l’époque semblaient récuser le style solennel des fondeurs Luce, Fournier, Didot… et préférer graver eux-mêmes les textes qui accompagnaient les illustrations dont ils avaient la charge.

Histoire d’une redécouverte

C’est ainsi qu’avec son cadet Lucien, un ancien détracteur devenu co-gérant et ami intime, et avec Francis Thibaudeau ils décèlent un graveur, dessinateur des Menus-Plaisirs du roi : Cochin. Tout l’art des découvreurs va consister à adapter un bas-de-casse approprié aux capitales du graveur. Jusqu’à présent personne n’a révélé le nom du virtuose qui a su si parfaitement réaliser cet accord. Peut-être un jour un vieux papier tombera d’un vieux dossier portant le nom de l’artiste. Peut-être ses descendants apporteront ils des preuves. Un des caractères les plus réputés est orphelin !

Georges reprend aussitôt son principe immuable : il ne faut pas créer un caractère mais une typographie. Les trois passionnés continuent à creuser dans le filon. Ils ressortent avec le Nicolas Cochin, un joli jeu de style qui consiste à fondre les capitales et les hampes des minuscules dans un corps au-dessus des minuscules sans hampe. Ce contraste donne une fraîcheur inattendue au texte, sorte de mélange de majesté et de discrétion. Mais il faut aussi un champlevé, on lui donne le nom d’un autre graveur de qualité : Moreau-le-jeune. Enfin, les droits étant expirés, on emprunte directement à Fournier, dit le-Jeune, certains décors et lettres ornées qui puissent convenir avec l’ensemble de la typographie. Les ornements adéquats sont confiés à MM. Roy et Marty, qui font merveille.

Les Cochin furent présentés de trois manières différentes. La première rappelle la publication de “Huon de Bordeaux” en Grasset. Georges Peignot et Lucien Vogel (Vogue, Jardin des modes etc.) s’accordèrent pour faire paraître une nouvelle revue de mode de haut luxe, La Gazette du Bon Ton, en caractères Cochin. Ce fut un succès, non seulement à cause du Cochin totalement nouveau mais aussi parce que cette revue dépassait tout ce qu’on avait pu voir en matière de bon goût, de qualité des illustrations (généralement des aquarelles), de découvertes des nouvelles tendances etc. C’était en 1912.

Le deuxième et quand même de loin le plus important vecteur de promotion fut la plaquette. Jamais encore, jamais depuis ne fut éditée une plaquette d’aussi pure qualité typographique. Le 18 janvier 1914 la somptueuse brochure paraît. Il a fallu deux ans pour graver les 2000 poinçons (62 alphabets) plus ornements et vignettes. Le trio Georges, Lucien, Thibaudeau a eu le temps de fourbir ses armes de séduction. Couverture vieux-rose et or, support en vergé blanc ou mi-teinte, impression en noir, or ou couleurs, exemples pleine page ou bilboquets collés, illustrations par l’emploi de vignettes Roy et Marty. Texte d’excellente tenue littéraire (Lucien).

Succès commerciaux et difficultés personnelles

En réalité Georges a donné les grandes lignes à ses collaborateurs auxquels il fait entière confiance, mais il ne participe pas. Dans une assemblée extraordinaire du 6 juin 1912 dont elle a exigé la tenue, l’autoritaire Marie Laporte-Peignot, sa mère, a distribué 19 nouvelles parts de capital (dont 5 à son neveu Menut) si savamment réparties que son “clan” (les aînés) a repris la majorité. Le Cochin allait sortir triomphalement, le fonds Beaudoire (Didot) était avantageusement tombé dans l’escarcelle des Peignot, les dividendes étaient au plus haut ; pour toute reconnaissance de ses mérites Georges est mis en minorité. Attendant depuis toujours quelque signe affectueux de sa mère, il commence une profonde dépression qui l’isole du monde.

Solitaire il n’est pas inactif. Il a en effet depuis longtemps remarqué que le Garamond, à l’époque de sa création, servait à imprimer du papier à base de chiffon dans lequel les caractères s’enfonçaient en laissant une trace plus grasse que leur œil. Ce même Garamont utilisé sur un papier bois paraît maigre. L’idée de Georges en créant le Garamond-Peignot est de rendre au caractère plomb la graisse d’origine trouvée sur papier chiffon. Avec le graveur Henri Parmentier il y passe de longues journées silencieuses. Cyclothymique, Georges est entré dans une phase dépressive dont il ne sortira pas. Le résultat de ce travail de moine ne sera présenté et commercialisé qu’en 1926.

Il a bien fallu quand même honorer les accords passés avec les professions des arts graphiques. Il se tient en effet, en mai 1914 à Leipzig, une exposition internationale des Arts Graphiques, la Bugra, où la France, avec 2500 m2 de stand, est un des cinq pays à exposer dans un pavillon particulier. Or il est convenu (entregent de Georges Peignot !) que le Catalogue officiel français sera composé en Cochin. La page de titre montre l’harmonie obtenue en mêlant les quatre types des Cochins. C’est la troisième présentation publique du caractère, et celle-ci internationale. Après-guerre nombreux s’en souviendront.